De belles relations

 

 

 

Convoquons un peu les personnages de ce bal macabre — où toutes les droites furent invitées — en dressant la liste des gens très bien qui fréquentèrent ma famille avant, pendant et après la guerre. Et voyons ce que dit, murmure ou crie ce bottin mondain d’une France évanouie, et brillante, qui pratiquait la haine du nombre et eut l’impudence, sinon la fierté, de ne jamais voter. Mais qui, dans ses erreurs tragiques, fonctionnait tout de même à autre chose qu’à notre culte de l’argent roi.

Raymond Abellio: son compte est déjà bon…

Coco Chanel: un sourire qui ne sait pas rire, du génie d’aiguille et de ciseaux mais une solide propension à faire la claque dans les soirées du Tout-Vichy. Elle surgit à répétition dans les souvenirs de mon clan, au bras d’une flopée d’antisémites talentueux. Sans avoir le mauvais goût d’en être indisposée…

Gustave Thibon: philosophe-paysan révéré par les Jardin, bien qu’il éructât contre toute forme de démocratie. Catholique émérite, en proie à une effrayante érudition d’autodidacte, il est de ces vieux sages qui, en 42-43, eurent pour fan le Maréchal et ses Pétain’s boys. Au point qu’il passa, sans doute un peu rapidement, pour une sorte d’idéologue bourru de la Révolution nationale si friande de « retour au réel ». Une revue jésuite qui paraissait en zone libre le qualifiait cependant de « penseur accrédité de la défaite » tandis que le vieux Maurras[13] lui décernait le titre de « jeune soleil ». Souvent, ses petites phrases disent de grandes choses. Parfois, elles m’écœurent.

Couve de Murville: intéressant profil… Ancien ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre de Charles de Gaulle. Ce gaulliste de haut pedigree eut toutefois la particularité de servir Vichy avec zèle — au ministère des Finances où il fut notamment en charge de certains dossiers d’aryanisation de l’économie — jusqu’en mars 1943. Autant dire que ce protestant fort digne ne jugea pas utile de rougir lorsque commença la grande saison des rafles ni de tousser quand on se mit à coudre des étoiles jaunes sur une autre minorité que la sienne; en tout cas pas au point de prendre le maquis puisque, comme le disait le Général, il passa « les Pyrénées en sleeping » avec un sauf-conduit vichyste (procuré par Jean Jardin). Son gaullisme tardif mais visible et de bon aloi — bien qu’il fût d’abord giraudiste — servit d’alibi solide à la famille, qui se garda bien de s’étendre sur son vagabondage idéologique. Ses liens avec le Nain Jaune furent constants et étroits: ils se voyaient tous les jeudis quand Couve peaufinait la diplomatie gaullienne.

Robert Aron: essayiste assez périmé mais longtemps respecté, auteur d’essais politiques et d’ouvrages sur Vichy qui le situent — on l’aura deviné — aux antipodes d’un Robert Paxton, l’historien américain qui, le premier, mit en 1972 en relief la participation du gouvernement français à la Shoah. Juif paradoxal, caché par le Nain Jaune chez les Jardin, à deux pas de Vichy, Aron passe pour un chantre de la théorie tout de même assez délirante du glaive (de Gaulle) et du bouclier (Pétain). Il développa avec talent la thèse hautement pittoresque du double jeu de Vichy, régime conduit, selon lui, par des gens honorables menant une semi-résistance de fait. De quasi-Justes ! Version hélas très écornée par l’ouverture tardive des archives allemandes… Que d’illusions aroniennes furent alors détruites ! L’homme est connu pour avoir relativisé les méfaits de ce régime « intéressant » et souligné le rôle protecteur du bon Maréchal assisté dans son magistère par d’impeccables excellences vichystes. On comprend pourquoi… Dans son premier ouvrage, le Zubial raconte une scène rocambolesque où Aron, en cavale, déboule du grenier des Jardin — où il est planqué — et tombe nez à nez, dans le salon de ma grand-mère, avec Krug von Nidda, le représentant d’Hitler auprès de Pétain. Ah, ce qu’on s’amusait en 1942 !

Paul Morand et sa femme Hélène: deux champions du mépris social et racial dont un génie des lettres françaises. Féru de modernité, il écrit avec l’autorité des classiques et les souplesses d’un joueur de badminton; même s’il y a toujours au bout des phrases ramassées et magnétiques de Morand un visage laid. Très distingué, leur antisémitisme — encore plus abrupt chez Hélène Morand, quasi nazie — ne troubla jamais le Nain Jaune qui entretint avec le couple les plus exquises relations… jusqu’à ce que l’écrivain apprécie d’un peu trop près la sensualité de ma grand-mère; ce qui, soudainement, altéra les sentiments du Nain Jaune plus sûrement que les propos infects du grand styliste. Cette tendresse de rattrapage le scandalisa. Parrain de l’un de mes oncles, dont il fît d’ailleurs son héritier, Paul Morand reste l’un des soleils du Zubial qui, un jour, lui vola son passeport constellé de visas. Je l’ai encore. C’est lui, l’excellent Morand, qui signa cette phrase particulièrement répugnante: « Le mot juif, prononcé par quelqu’un qui ne l’est pas, est déjà de l’antisémitisme » (in Journal inutile, 6 octobre 1971); comme si cet académicien fraîchement élu ignorait que l’épithète juif n’est pas une injure…

Jean Giraudoux: poète fabuleux, ami de la famille, idole des Jardin, dramaturge de ses propres fourvoiements. Habité par un racisme prodigieusement banal en 1940, il défendit l’avènement d’une « politique raciale » et d’un « ministère de la Race »; mais sans fiel, en y mettant des formes charmantes et gracieuses. En se contentant de qualifier d’invasions barbaresles vagues migratoires composées, selon lui, « de races primitives ou imperméables, dont les civilisations, par leur médiocrité ou leur caractère exclusif, ne peuvent donner que des amalgames lamentables… L’Arabe pullule à Grenelle et à Pantin ». Poétique, n’est-ce pas ? A Vichy, il rôdait sans cesse chez les Jardin en promenant sa culture et ses bons mots touchants… Mais, malgré ses écarts, Giraudoux n’a pas l’âme d’un législateur du bon goût.

Jacques Benoist-Méchin: intellectuel de haute volée, historien enthousiasmant, homme politique réfrigérant. Il fut l’un des vrais ultracollabos qui, ivres de folles opinions, militèrent pour associer la France à la direction de l’Europe passée sous pavillon hitlérien; sans voir une seconde que la nervosité et la fébrilité françaises allaient être dupées. Mon père en garde un souvenir ému dans La Guerre à neuf ans, son premier livre. Condamné à mort en 1947, Benoist-Méchin a vu sa peine commuée en vingt ans de travaux forcés. Un type tout à fait recommandable.

Emmanuel Berl: enfin un vrai Juif, enseveli sous sa culture méditée ! Une plume en liberté qui ne s’accommode d’aucune idéologie ! Un humour gambadant ! Ses propos cuvés tiennent de plus près à la pensée qu’à la parole. Hélas, cette merveille d’homme ne trouva rien de plus malin que d’écrire les formules oratoires les plus marquantes du maréchal Pétain, celles qui bloquèrent la réflexion d’un peuple stupéfait et qui résonnent encore dans la mémoire française. « La terre, elle, ne ment pas », c’est de lui, de son encre.

Bertrand de Jouvenel: écrivain parfois, économiste souvent, journaliste improvisé qui interviewa Hitler en 36 et en ressortit ébloui. Bien que demi-Juif, ce dandy qui buvait l’amour à belles goulées (notamment dans les yeux de l’écrivain Colette, maîtresse de son papa) milita avant-guerre pour le rapprochement franco-allemand. Il créa notamment le « Cercle du grand pavois », une sympathique association de soutien au Comité France-Allemagne (celle du Führer). Très déprimé par le Front populaire, Jouvenel fonça s’enrôler dans l’un de nos rares partis clairement fascistes — le Parti populaire français de Jacques Doriot —, jugea opportun de faire l’éloge du bon fascisme dans l’organe de presse officiel de cette phalange gueularde (L’Emancipation nationale, un étendard de l’humanisme…); puis, après quelques circonvolutions vichystes, devint un convive assidu des Jardin. Papa en raffolait.

Soko, que nous connaissons déjà: unique communiste de cette camarilla mais… intime de Pierre Laval ! Parleur invétéré, ce bolchevik-vichysto-salonard entretenait ses interlocuteurs de ce qu’il savait et non de ce qu’il pensait. Probablement parce qu’il ne le sut jamais lui-même.

René Bousquet: « très beau » aux dires de mon père qui, dans un passage assez gênant de La Guerre à neuf ans, ne trouve pas d’autre épithète pour décrire le secrétaire général de la police de Vichy en train de bavasser en 1942 avec le Nain Jaune à leur domicile de Charmeil. Pas un instant, en 1971, il ne vient à l’esprit du Zubial — pourtant révulsé par le racisme — que le patron de la police y était peut-être pour quelque chose dans l’organisation de la rafle du Vél d’Hiv…

Faut-il continuer ?

Des gens très bien
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